L’année qui s’achève est l’occasion de jeter un œil sur les évènements, les drames et les joies, qui l’ont émaillée. Or cette année 2016 a vu un nombre exceptionnellement élevé de disparitions de personnalités qui ont marqué leur temps. Comme si l’histoire nous signalait qu’il fallait tourner la page de l’ancien monde pour entrer dans le nouveau. Parmi ces personnalités disparues, plusieurs Français du monde de la politique et de la culture nous ont transmis un message européen qu’il faut garder à l’esprit au moment où l’Union européenne joue sa survie.
Il est clair en effet que ce que l’on a appelé l’après-guerre arrive à sa fin. L’ordre international, qui a prévalu tant bien que mal durant cette période de 70 ans ans, a reposé sur la Charte des Nations Unies de 1945 et sur le traité de Rome de 1957 : respect des droits fondamentaux, égalité hommes/femmes, tolérance, progrès économique et social en ont été le crédo, sinon toujours la pratique effective. Cet ordre international s’est inscrit dans un cadre bipolaire, puis – depuis la chute du bloc soviétique – dans un monde unipolaire sous direction américaine.
Les institutions onusiennes demeurent, l’architecture des institutions européennes s’est renforcée, les principes restent gravés, mais l’équilibre ancien est rompu. De nouvelles alliances se nouent entre les ennemis d’hier. Le revirement de la Turquie d’Erdogan en faveur de la Russie de Poutine n’est pas le moins spectaculaire, de même que les louanges appuyées de Donald Trump concernant son grand ami Vladimir Poutine constituent une rupture sans précédent de la politique américaine. La Chine est sur la voie de la conquête du leadership mondial. L’Europe, elle, doit redéfinir son rôle.
Ne nous y trompons pas : l’Europe est maintenant seule et il est donc temps qu’elle devienne adulte. Les Turcs sont déçus que les Européens les fassent lanterner sur l’accession à l’Union européenne, Vladimir Poutine s’attache furieusement à tenter de détricoter l’Europe pour se venger de la chute de l’Empire soviétique imputée aux Occidentaux, tandis que le « President Elect » aux Etats-Unis ne cache pas son mépris pour les gnomes d’une Union européenne dont il n’a pas la moindre idée du fonctionnement.
Dans ce contexte, écoutons la voix de ceux qui ont façonné l’Europe, dont les quatre dirigeants politiques et les trois intellectuels français que j’ai eu le privilège de côtoyer :
- Michel Rocard, eurodéputé après avoir été Premier ministre, a toujours défendu l’économie sociale de marché qui est la base même de la construction européenne. La volonté de François Mitterrand de tenir son seul vrai rival à distance et l’incapacité des socialistes à faire valoir une vision unique de l’Europe, l’ont empêché d’être aux commandes du pays. Ce rendez-vous manqué, nous en payons les conséquences, car Michel Rocard aurait aidé la France à faire le pas de la modernité qu’elle hésite encore à franchir. Il reste que son engagement européen se fait toujours sentir de façon tangible puisqu’il a été l’un des artisans des accords de Schengen.
- Edgard Pisani, entré en résistance en 1940 à 22 ans, est devenu grâce à cela le plus jeune sous-préfet de France en 1944. Je l’ai connu comme Sénateur à la fin des années 70, auréolé qu’il était de son passé héroïque et de ses succès comme ministre de l’Agriculture du Général de Gaulle. Comme Commissaire européen chargé du développement entre 1981 et 1985, il a aussi marqué. Je l’avais interviewé pour BFM radio en 2007. Il avait évoqué « le privilège d’avoir participé à la naissance d’un mythe : l’Europe », tout en rappelant l’excitation des marathons agricoles, pour finir par souhaiter le départ du Royaume-Uni pour que l’Europe politique puisse s’épanouir.
- Yves Guéna, lui aussi grand résistant gaulliste, ministre à plusieurs reprises, n’était pas un fervent européen. Mais il l’était à la manière gaulliste, c’est-à-dire avec la conviction que la vocation de la France est d’être partie à cette Fédération de souverainetés nationales pour sauvegarder son indépendance. Lisez son « Histoire de France racontée à mes petits-enfants » paru en 2008 ! Yves Guéna a par ailleurs été un excellent président du Conseil constitutionnel, juridiction française à la dimension européenne, de par l’interpénétration entre les droits français, de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe en filigrane de ses décisions.
- Lionel Stoléru, incarne ce que l’Europe peut faire de mieux pour ses enfants et ce que ses enfants peuvent faire de mieux pour elle. Sa famille d’origine roumaine a échappé aux persécutions de Vichy contre les Juifs. Lui se hisse au top des études : X Mines à Paris et un doctorat en Economie à Stanford en Californie. Ministre de Valéry Giscard d’Estaing, puis de François Mitterrand sous Michel Rocard, époque où je l’ai connu, il laisse un ouvrage prémonitoire sur la « Pauvreté dans les pays riches ».S’il a créé l’orchestre romantique européen, c’est « par conviction » disait ce superbe pianiste et chef d’orchestre.
J’ai eu aussi la chance de rencontrer Jean-Pierre Coffe pour qui je garde une grande tendresse. Lorsque j’étais ministre des Affaires européennes, il avait relayé la semaine de la gastronomie des pays en accession que j’avais lancée pour faire connaître la cuisine hongroise, chypriote ou des pays Baltes : un formidable don de comédien, une science des plantes hors normes, une générosité et une sensibilité hors normes, camouflée par un humour forgé à travers les épreuves qu’il avait dû surmonter. Je n’oublierai pas non plus qu’en remettant une Légion d’honneur à Umberto Eco, j’ai salué l’un des plus talentueux chantres de la culture européenne. Sur fond de conflit entre la papauté et le pouvoir impérial, « Le Nom de la Rose » restera avant tout un hymne à la connaissance et à la liberté contre l’obscurantisme, tel qu’il guette encore l’Europe aujourd’hui. Quant à Benoîte Groult, écrivaine d’une intelligence et d’une plume acérées, c’est à Valmondois, mon petit village du Val d’Oise, que je l’ai rencontrée avec sa fille Blandine. Les de Caunes (Benoîte Groult était alors l’épouse du journaliste Georges de Caunes) venaient séjourner dans la maison de la famille de Georges Duhamel. Les jeunes femmes d’aujourd’hui devraient lire et relire « Ainsi soit-elle », tant il est vrai que le féminisme, promu par l’Europe plus que partout ailleurs, n’est pas un combat périmé !
Quant à nous, nous restons plus que jamais décidés à assumer l’héritage européen.
Noëlle Lenoir