En attendant le vote du Sénat qui confirmera ou non à la mi-août sa destitution, la présidente du Brésil revient sur les conditions qui ont conduit à son éviction, qu’elle qualifie de « coup d’Etat ». Et elle règle ses comptes avec ses anciens alliés. Entretien exclusif.
Vous attendez la confirmation de votre destitution par le Sénat. Comment vivez-vous votre éviction?
Je ressens une profonde injustice quant à la façon dont j’ai été écartée du pouvoir. Au Brésil, le président cumule les fonctions de chef d’Etat et de chef du gouvernement. Il n’y a donc pas de Premier ministre qui puisse, en cas de défiance à l’égard du président, dissoudre l’Assemblée et provoquer de nouvelles élections, comme c’est le cas dans un régime parlementaire. Nous disposons toutefois d’un contre-pouvoir: la destitution. Comme l’indique la Constitution, le processus peut être déclenché dans un cadre juridique précis: il faut qu’il y ait « crime de responsabilité ».
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Or de quoi m’accuse-t-on? D’avoir fait passer quatre décrets, afin d’obtenir des crédits budgétaires supplémentaires pour financer, notamment, des hôpitaux. Ce n’est pas un crime! Je ne suis d’ailleurs pas la première présidente à agir ainsi. Fernando Henrique Cardoso a prononcé 23 décrets similaires! En réalité, ce motif n’est qu’un prétexte. Les conditions permettant de provoquer ma destitution ne sont pas respectées. C’est un coup d’Etat!
Des mots qui, au Brésil, évoquent de funestes souvenirs…
En effet. Imaginons que la démocratie soit un arbre. Mener un coup d’Etat militaire revient à l’abattre d’un coup de hache. Aujourd’hui, l’arbre de la démocratie est toujours debout, mais il a été contaminé par un parasite qui ronge toutes ses branches: l’appareil législatif, le judiciaire, mais aussi la presse. Celle-ci a d’ailleurs joué un rôle crucial dans ma mise à l’écart. Elle a légitimé ce coup d’Etat en rendant mon gouvernement et, auparavant, celui de Lula responsables de la crise économique, qui ne s’est pourtant pas limitée au Brésil…
En 2016, le Brésil va connaître une deuxième année de récession, du jamais-vu depuis 1930.Comment ne pas incriminer le Parti des travailleurs (PT), au pouvoir depuis treize ans?
Nous avons sorti 40 millions de Brésiliens de l’extrême pauvreté, mais nous avons mené cette politique à contre-cycle, et nous en prenons l’entière responsabilité. Néanmoins, il ne faut pas se tromper de diagnostic. Nous ne traversons pas de crise financière. Nous disposons de 378 milliards de dollars de réserves, qui nous permettent de faire face aux fluctuations internationales. Il n’y a pas de problème bancaire, mais une conjonction des crises économique et politique, ce qui a aggravé de façon significative la baisse de l’activité. Ajoutez à cela la chute des prix du pétrole, des minerais et des produits agricoles ainsi que le ralentissement de la croissance en Chine, l’un de nos principaux marchés d’exportation. Le « super-cycle », dont nous avons bénéficié pendant près d’une décennie, est fini.
Durant cette période favorable, ne regrettez-vous pas d’avoir laissé filer la dette, qui devrait atteindre 70% du PIB cette année, ce qui laisse peu de marge de manoeuvre?
Aucun pays développé n’est sorti de la crise sans augmenter sa dette. Pourquoi y aurait-il un problème avec la dette brésilienne, alors qu’elle est, en proportion, bien moindre que dans les pays de l’Union européenne, où elle dépasse les 100% du PIB? Nous n’avons pas de problème de déficit commercial, nous continuons à bénéficier d’investissements directs étrangers. Lorsque certains ajustements macroéconomiques seront entrepris, la dette se réduira. Le Brésil doit baisser ses dépenses, augmenter ses recettes et créer des impôts. Sans cela, il ne sortira pas de la crise. Mais, je le répète, nous n’avons pas de problème de dette.
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Le Brésil doit pourtant emprunter à des taux bien plus élevés que la plupart des pays occidentaux…
Les taux d’intérêt sont effectivement plus élevés, et c’est le grand problème du Brésil. Le secteur financier privé n’investit pas à long terme au Brésil. Le coût du capital est très important, c’est vrai.
Vous étiez ministre de l’Energie de 2003 à 2005 et vous avez présidé le conseil d’administration de Petrobras de 2003 à 2010. Comment avez-vous pu ignorer ce qui s’est passé? Et pourquoi n’avez-vous pas institué plus de procédures de contrôle?
On sait aujourd’hui, grâce au témoignage de l’un des accusés, que ce processus de corruption a démarré en 1972, mais personne, au sein du conseil d’administration, ne soupçonnait quoi que ce soit. Pourtant, les procédures de contrôle sont nombreuses: l’entreprise est évaluée par des services d’audit externes, par la commission des valeurs mobilières, qui contrôle les compagnies ayant des actions en Bourse, par le Tribunal des comptes de l’Union et par l’organisme officiel d’audit du gouvernement, qui s’appelle aujourd’hui le ministère de la Transparence, de la Fiscalisation et du Contrôle, ce qui, en abrégé, donne le mot trafico. [Rires.]
En vérité, il est très difficile de contrôler ce qui se passe dans une entreprise. Songez au précédent de Lehman Brothers, lors de la crise financière de 2007: malgré les nombreux contrôles, les activités irrégulières des banques n’étaient pas connues. Lorsque je suis arrivée au pouvoir, j’ai pris deux décisions. D’abord, j’ai fait voter une loi sur les organisations criminelles, qui permet de punir le corrupteur autant que le corrompu – ce n’était pas le cas auparavant.
Ensuite, j’ai créé le statut de « délateur récompensé », qui permet à un suspect de bénéficier d’une remise de peine s’il dénonce ses complices. Bien que très controversée, cette initiative a largement contribué au succès des investigations. Il a fallu ces deux mesures, mais aussi le renforcement des pouvoirs du ministère public et de la police fédérale, pour que soit découvert, par hasard, le scandale Petrobras. Maintenant, il faut certainement encore augmenter les procédures de contrôle. Comme Montesquieu, je pense que l’homme n’est pas vertueux. En revanche, les institutions peuvent l’être. Il faut les renforcer.
Que pensez-vous du travail effectué par le juge Moro, qui dirige l’enquête sur Petrobras?
Dans n’importe quel pays au monde, diffuser l’enregistrement d’une conversation du chef de l’Etat serait un crime. [NDLR: le 16 mars dernier, le juge Moro a laissé fuiter une écoute judiciaire embarrassante pour Dilma Rousseff et son mentor politique, Lula.] La Cour suprême s’est prononcée sur le sujet: elle considère que ce qu’il a fait était illégal.
Vous n’êtes pas accusée d’enrichissement personnel. De nombreux députés qui ont voté votre destitution, en revanche, sont soupçonnés de corruption. Et plusieurs ministres de l’actuel gouvernement, dirigé par votre ancien allié, Michel Temer, ont dû démissionner. Qu’est-ce que cela vous inspire?
Les députés ont longtemps affirmé qu’il fallait m’écarter du pouvoir pour que l’enquête sur Petrobras puisse aboutir. Mais, lorsque je vois aujourd’hui le nombre de membres du gouvernement qui font l’objet d’enquêtes et l’ancien président de la Chambre des députés, Eduardo Cunha, cité ou accusé dans sept ou huit affaires de blanchiment d’argent et de comptes en Suisse, je comprends parfaitement les motifs du coup d’Etat. D’abord, ils font tout pour stopper les investigations sur Petrobras. Ensuite, ils veulent imposer au pays un programme politique qui aurait été inacceptable en temps normal. Le gouvernement est provisoire, mais ses actions économiques et sociales auront des conséquences à très long terme!
Un exemple? La proposition d’amendement constitutionnel que le gouvernement provisoire a envoyée au Congrès, qui vise à réduire les dépenses sociales. Celles-ci ne pourront désormais croître que dans les proportions du taux d’inflation. Cela signifie, lorsque l’on considère l’augmentation de la population, que les dépenses d’éducation et de santé par habitant baisseront drastiquement. Pour résumer, un gouvernement provisoire et illégitime assume le contrôle de l’Etat et décide, sans aucun vote, les orientations de la politique gouvernementale pour ces vingt prochaines années.
Vous aviez pourtant noué des alliances avec ces leaders politiques. Excès de confiance?
Pour gouverner, mon parti, le Parti des travailleurs, a dû s’allier au Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB), alors dirigé par Michel Temer. Mais nous n’avions pas prévu que le président de la Chambre des députés, Eduardo Cunha, parviendrait, dès 2013, à mettre son emprise sur le PMDB. C’est lui qui a convaincu Michel Temer et son parti de quitter notre coalition. Oui, j’ai commis une erreur.
Dans un mois, tous les regards seront tournés vers Rio. Au même moment, la ville olympique se déclare en situation de faillite. Regrettez-vous d’avoir soutenu la candidature de Rio?
Rio n’est pas en faillite à cause des Jeux olympiques. Cette histoire de faillite, c’est une manoeuvre de la municipalité de Rio pour recevoir des ressources financières du gouvernement fédéral! Le seul moyen qu’elle ait trouvé, c’est de créer la panique. C’est lamentable, car cela donne une très mauvaise image de Rio à la veille de la compétition.
Le système politique brésilien ne doit-il pas être revu en profondeur?
Il va nécessairement falloir engager une discussion profonde sur les réformes à mener. Notre système politique est fortement discrédité. Que penser d’un gouvernement qui, en moins de trois mois, a perdu trois de ses ministres pour corruption? Dans une période de transition, il faudrait former une grande coalition, qui ne soit pas seulement composée de partis politiques, mais qui représente la société tout entière. La période actuelle est délicate. Elle laisse le champ libre aux ultra-conservateurs et autres « sauveurs de la patrie » autoproclamés. Déjà, des manifestations demandent le retour de la dictature. C’est grave.
Lula peut-il redevenir président du Brésil?
C’est certainement la raison principale de ce coup d’Etat: empêcher Lula de se présenter à la présidentielle. Aujourd’hui, dans les sondages, et malgré toutes les tentatives pour détruire son image, Lula continue d’être la personne la plus aimée. Je peux vous dire qu’il veut se présenter à la prochaine élection.
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C’est le nombre d’années pendant lesquelles le Parti des travailleurs a gouverné, d’abord sous l’ère Lula (2003-2010) puis sous la présidence de Dilma Rousseff (2011-2016).