Alexandre Jardin: « Si on attend de l’Etat qu’il règle les problèmes, alors, rien ne bougera »

Pallier l’impuissance des politiques à résoudre les difficultés des citoyens: voilà le nouveau combat du romancier Alexandre Jardin qui a créé un mouvement fédérant des « faizeux » prêts à agir.

Un jour à Pau, le lendemain à Tourcoing.Il faut être patient pour attraper Alexandre Jardin… ou alors se lever très tôt pour un jogging dans les rues désertes de la capitale. Car il a la bougeotte, l’écrivain militant. Entre deux romans et trois voyages, il pilote Bleu Blanc Zèbre, un do tank qui s’est donné comme mission d' »ubériser » l’Etat: faire à sa place, mieux, et pour beaucoup moins cher.

De retour dans la capitale, Alexandre Jardin attaque, en vrac: l’Etat omnipotent et inefficace, le délire normatif, l’embrouillamini administratif. Le libéralisme a été dévoyé par la technostructure. Pas d’autre solution pour l’écrivain qui veut renverser la table: donner les clés aux « faizeux », ceux qui sur le terrain trouvent des solutions innovantes, osent, et sortent des sentiers battus. Rencontre décoiffante.

Vous avez créé il y a maintenant plus d’un an le mouvement Bleu Blanc Zèbre, qui regroupe des citoyens, des associations, des entreprises et des collectivités, et dont le but commun est de favoriser l’insertion dans l’emploiou la réussite scolaire, par exemple. Des expériences de terrain qui peuvent être répliquées à grande échelle. Pourquoi vous, écrivain à succès, vous êtes-vous lancé dans cette aventure?

Pourquoi moi? Parce que, derrière ma vie d’écrivain, je menais déjà depuis quinze ans une double vie de militant associatif. Durant toutes ces années, j’ai constaté sur le terrain, en sillonnant la France, que toutes les grandes fractures du pays pouvaient être résolues localement par ce que j’appelle des « faizeux ». Qui sont-ils? Des maires, des ONG, des organisations comme la CGPME, des entreprises, des citoyens lambda…

Si on retire les lunettes idéologiques ou politiques et que l’on regarde uniquement l’action pure, on est obligé de constater qu’on vit dans un pays prodigieusement intelligent, mais entièrement bloqué d’en haut. Dès que l’on revient à Paris et ses institutions, on revient vers l’immobilisme et le blocage. Pourquoi ai-je décidé maintenant de prendre les choses en main? Parce que j’ai constaté que, faillite électorale après faillite électorale, les grands partis ne bougeaient pas. C’est extraordinaire, ces gens peuvent perdre et rester droits dans leurs bottes. Et chaque fois, ils reviennent devant les électeurs en disant: « J’ai une super idée, on va continuer comme avant. »

A cela s’ajoute l’absence totale de remise en question des processus d’action. Le cycle de décision publique fonctionne dans des délais surréalistes par rapport à l’urgence des besoins économiques et sociaux. Prenez la dernière loi Macron. Elle a été votée en août 2015. Environ 60% du texte sont d’application directe, mais 84 décrets accompagnent sa mise en place. En octobre dernier, le ministre de l’Economie avait assuré que 80% de ces décrets seraient publiés d’ici à la fin janvier 2016. Aujourd’hui, à peine la moitié des décrets ont été publiés.

L’an passé, au mois de janvier, François Hollande avait déclaré que 40% des décrets d’application prévus l’année précédente n’étaient pas sortis. Imaginez si, dans les entreprises, 40% des décisions n’étaient pas suivies d’effet! Le pire qu’il puisse vous arriver, aujourd’hui, c’est de tomber sur un ministre qui vous dise oui! Comme vous ne pouvez pas vous défaire de l’idée qu’il incarne le pouvoir, vous croyez que quelque chose va bouger. Grosse erreur. Ce sont les « faizeux » qui vont faire bouger la France.

"Même lorsque l'Etat veut bien faire, il arrive avec ses gros doigts normatifs, sa culture du dispositif administratif, qui pervertit tout" lance Alexandre Jardin.

« Même lorsque l’Etat veut bien faire, il arrive avec ses gros doigts normatifs, sa culture du dispositif administratif, qui pervertit tout » lance Alexandre Jardin.

ÉRIC GARAULT POUR L’EXPANSION

Mais comment expliquez-vous cet immobilisme et cette difficulté, voire cette incapacité à réformer, comme l’illustrent dernièrement la bataille et les reculades sur la loi travail?

Fondamentalement, tous nos décideurs fonctionnent avec la même grille de lecture. Soyons clairs: les équipes qui se sont succédé à droite comme à gauche nous laissent une ardoise de 2000 milliards d’euros – le montant de la dette publique -, 6 millions de chômeurs et 9 millions de personnes sous le seuil de pauvreté. Que l’on ne me parle pas de modèle français! Les appareils politiques sont tous constitués d’énarques qui ont un mode de pensée administratif et juridique.

Au coeur de ce logiciel de pensée, il y a l’extraordinaire croyance que de « grandes lois » vont tout débloquer. Ils pensent que la loi va débloquer le réel. Un exemple concret: des millions de gens font l’objet d’un interdit bancaire. Toutes les majorités successives se sont précipitées au Parlement pour faire voter des lois sur la rebancarisation. Sans résultat… jusqu’à ce qu’arrive un de nos « zèbres », Compte-Nickel, qui a installé des bornes chez les buralistes.

Vous scannez votre pièce d’identité, vous payez 20 euros et, en vingt minutes, vous ressortez avec un compte en banque, des RIB imprimés… autant de documents essentiels pour avoir une puce dans votre téléphone, vous inscrire chez Manpower et payer la cantine de vos enfants. Vous pouvez même avoir une carte de crédit. Compte-Nickel a déjà ouvert 260000 comptes. Je pourrais prendre des dizaines d’autres exemples: tous montrent que nos appareils politiques produisent de « grands programmes » qui n’activent en rien les ressources du pays.

Vous dénoncez aussi l’excès de normes, de réglementations, ce fameux « principe de précaution » inscrit dans la Constitution…

Il n’y a pas que l’excès de normes; je dénonce aussi l’aberration des normes. Quand on sort un décret qui interdit à un apprenti boulanger d’être présent dans une boulangerie avant 6 heures du matin, heure à laquelle le pain est cuit, vous voyez bien qu’une telle loi ne peut être produite que par un technocrate et non par un praticien. Des technocrates ont pondu des réglementations qui font, par exemple, que les bâtiments de pompiers doivent se mettre aux normes des handicapés. Chacun sait que tout le monde est tétraplégique, chez les pompiers…

Prenez une initiative comme le service civique, imaginé par l’association Unis-Cité il y a vingt ans. Pendant des années, cette association s’est battue et l’Etat, en 2010, a reconnu son action et s’en est inspirée pour créer le service civique. Résultat des courses: à partir d’une excellente initiative venue du terrain, on se retrouve aujourd’hui avec un dispositif public que les petites mairies n’utilisent pas. Pourquoi? Parce que la paperasserie est incompréhensible, trop complexe pour des petites structures qui n’ont pas de services administratifs. Même lorsque l’Etat veut bien faire, il arrive avec ses gros doigts normatifs, sa culture du dispositif administratif, qui pervertit tout. Si vous attendez qu’il résolve les problèmes, alors, rien ne bougera.

Nous sommes à un an d’une élection que certains jugent déterminante pour l’avenir du pays. Quel portrait dressez-vous de la société française?

C’est un pays double. D’un côté, je sillonne un pays authentiquement désespéré, à la veille d’un processus révolutionnaire. De l’autre, je découvre un pays prêt à bondir sur la scène mondiale, à guérir de ses fractures. Le pays est très fertile. Regardez ce bouillonnement de start-up, ça explose de partout, et les ingénieurs français sont parmi les meilleurs du monde. Mais le taux de croissance français est un mensonge, car c’est une moyenne nationale. L’Ile-de-France et les grandes métropoles font un point de croissance de plus que le reste du pays.

Cela veut dire que, lorsque vous avez 1% de croissance au niveau national, en réalité, beaucoup de territoires sont en stagnation, voire en récession. Et comme notre démographie est positive, le gâteau est pour chacun de plus en plus petit. Rien n’est plus faux que les chiffres nationaux, car personne ne vit dans une moyenne… Les gens vivent quelque part. Ces deux faces coexistent: désespérance et hyperdynamisme.

Justement, comment concrètement souhaitez-vous faire bouger le pays et quelle sera votre méthode?

Je me suis dit qu’on allait faire tomber la pièce du bon côté en fédérant tous ces « faizeux », d’abord dans des politiques régionales pour faire redémarrer le pays par le bas, puisqu’il est bloqué d’en haut. Concrètement, nous sommes déjà en train de négocier avec des grandes régions des politiques clés en main qui reposent sur une alliance entre les collectivités, la société civile et les fameux « faizeux ». Avec une règle de conduite: nos propositions ne doivent pas peser sur les finances publiques puisque les collectivités n’ont plus d’argent.

Nous allons nous attaquer d’abord à trois sujets: l’accès au marché du travail, la réussite des jeunes et la réussite éducative. Après, on s’ouvrira à d’autres thèmes. J’ai bon espoir d’aboutir, car vous avez aujourd’hui à la tête des régions des dirigeants politiques qui ont senti passer le vent du boulet, lors des élections de décembre dernier, et qui se posent de nombreuses questions. Beaucoup de programmes et d’initiatives ont localement fait leurs preuves. La question est désormais celle de la montée en puissance, de la massification.

"Nous négocions déjà avec de grandes régions sur une alliance entre les collectivités, la société civile et les fameux 'faizeux'" annonce Alexandre Jardin.

« Nous négocions déjà avec de grandes régions sur une alliance entre les collectivités, la société civile et les fameux ‘faizeux' » annonce Alexandre Jardin.

ÉRIC GARAULT POUR L’EXPANSION

Pouvez-vous nous donner quelques exemples de programmes qui marchent?

Prenez Lire et faire lire. Nous avons 20% d’enfants qui, à l’entrée au collège, ne savent pas lire. Soit vous pensez qu’une énième réforme venue du ministère va régler le problème, soit vous activez les ressources existantes sur le territoire. Parmi les ressources, il y a les retraités. Si vous les embarquez à grande échelle dans les écoles maternelles et primaires pour transmettre le plaisir de lecture, vous allez aider l’école à mieux réussir.

On a 18600 bénévoles qui sont à pied d’oeuvre… Mais c’est un échec, car il nous en faudrait 6 à 7 millions, tant les besoins sont considérables. Notre objectif n’est pas de faire une grosse association, mais de régler le problème de l’illettrisme. On va inclure Lire et faire lire dans notre offre éducative. Un maire peut mettre en place dans ses écoles primaires ce programme en organisant des réunions, en mobilisant les citoyens. Quand je dis qu’il faut activer les ressources, je n’invente pas l’eau chaude. Il faut juste remettre en ordre de bataille l’existant.

Les entreprises ont-elles aussi un rôle à jouer parmi ces « faizeux »?

Bien sûr! Engie a financé les 100 premiers parcours de créations d’entreprises dans un programme qui s’appelle Entreprenez votre vie, à Reims. On a pris six  » zèbres  » qui accompagnent des créateurs d’entreprise sur toutes les étapes clés de leur développement. Idem avec Orange ou la SNCF…

L’emploi et l’insertion des jeunes sur le marché du travail sont un des drames français. Que proposez-vous?

Une des meilleures solutions pour assurer l’emploi des jeunes, notamment ceux qui sont en difficulté, c’est l’apprentissage.Les centres de formation d’apprentis (CFA) sont financés par les régions. Tout cela coûte beaucoup d’argent, mais un tiers des places sont vides. Alors, pour toucher les décrocheurs, nous avons lancé des campagnes de recrutement par le biais des clubs sportifs. On a commencé à Tourcoing, un territoire miné par le chômage. Ce sont les entraîneurs, les coachs sportifs, qui parlent aux gamins décrocheurs des formations qu’ils peuvent suivre. Ils leur apprennent même à se présenter. Et ça marche! Xavier Bertrand, le nouveau président de région, est très intéressé par ce programme… Il faut dire que c’est lui qui finance les CFA!

Un récent sondage réalisé par Elabe révèle que 78% des Français seraient prêts à voter à une élection présidentielle pour un candidat qui ne serait ni issu, ni soutenu par un parti politique. Cela vous tenterait-il?

La défiance envers les partis traditionnels est tout à fait normale. Le minimum n’est plus assuré: savoir lire et écrire à l’entrée en sixième, avoir une vraie formation quand on sort du système, obtenir une décision de justice dans un délai raisonnable, manger à sa faim… Notre objectif politique est de rétablir ces minima de manière que le pacte social redevienne enthousiasmant. Les partis traditionnels viennent avec des programmes et des promesses. Nous, nous viendrons avec des actions déjà engagées.

Et vous comptez agir sans argent public?

Bien sûr. C’est vrai qu’il faut réduire les déficits publics et résoudre le problème de la dette. Mais si on parle de réformes structurelles sans avoir parfaitement en tête quel minimum il faut rétablir, le peuple ne comprendra rien et n’acceptera pas les efforts nécessaires.

Nicolas Hulot aussi, avec son pacte écologique, en 2007, avait tenté de convaincre la classe politique. Beaucoup d’hommes et de femmes politiques l’avaient signé, sans grand résultat par la suite…

J’ai beaucoup d’estime pour lui, car il a tenté quelque chose. Et il y a beaucoup à apprendre de son échec. D’abord, il était « monoproduit », il ne touchait pas toutes les fractures. Ses bases médiatiques étaient larges, mais ses bases sociales étaient étroites. Ensuite, il y avait dans son pacte l’idée que si un politique le signait, il allait mettre en oeuvre ce qu’il avait signé. Le ver était dans le fruit. Pour faire bouger la France, il faut être capable de « faire » soi-même: cela implique de venir avec des solutions clés en main, qui ont fait leurs preuves.

Vous dites ne plus croire aux promesses des partis politiques. Allez-vous tout de même voter lors des prochaines élections?

J’ai voté blanc lors des dernières élections régionales. Je ne marche plus dans le pacte de culpabilité qui nous incite à reconduire des partis qui finissent par faire monter le Front national. Je ne me transformerai pas en ministre d’ouverture, car ça finit toujours très mal.

Profil

Auteur notamment du Zèbre et de Fanfan, Alexandre Jardin consacre désormais une partie de son temps à Bleu Blanc Zèbre, un mouvement créé en 2015, au slogan explicite « Aux actes citoyens! ». Il est aussi l’un des fondateurs de l’association Lire et faire lire qui réunit, depuis 1999, toutes les générations autour de la lecture.