Derrière la vidéo qui dénonce « l’escroquerie du gluten », intox et contre-vérités

Publiée par un youtubeur « spécialiste de la vulgarisation de faits tabous ou méconnus de notre société », une vidéo sur « L’escroquerie du Gluten » rencontre un franc succès sur les réseaux sociaux. Problème, ce n’est pas tant le gluten que la vidéo qui « intoxique ».

1,4 million de vues, 46 000 partages et plus de 7700 commentaires. La vidéo L’escroquerie du gluten – Ce con ne nous dit pas, publiée sur Facebook par « Mouton Lucide », une chaîne de vulgarisation scientifique, rencontre un succès grandissant depuis sa mise en ligne, le 25 mars.

Elle révèle « qu’un bon tiers de la population est sensible au gluten » et que les responsables ne seraient autres que « les industriels » qui ont « sélectionné et modifié le blé par hybridation diverse, en éliminant les espèces simples et peu pratiques », notamment pour faciliter le travail des moissonneuses-batteuses. Conséquences: le gluten -issu du blé- serait devenu « très mauvais » et « se collerait aux parois de notre intestin », aggravant ainsi « la sensibilité au gluten », qui provoque « diarrhées, anémies, dépressions, sans parler des allergies » etc. Un « réel problème » dont il « faudrait se rendre compte », explique la vidéo.

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Les propos du « Youtubeur », agrémentés d’explications scientifiques et historiques ont pour but de « donner à réfléchir (…) contribuer à l’émancipation et à l’évolution des consciences », selon le descriptif de la chaîne Youtube. Pourtant, ils sont souvent hasardeux, voire totalement trompeurs.

Les 50 premières secondes de la vidéo, une introduction au gluten -composition, caractéristiques- ne posent aucun problème. La suite, en revanche, est plus problématique.

Interrogée par L’Express, Nadine Cerf Bensussan, chercheuse spécialiste des maladies coeliaques dans un laboratoire Inserm, confie être « très étonnée » de l’aplomb avec lequel Mouton Lucide incrimine « des modifications très récentes du blé » qui seraient « à l’origine d’une toxicité accrue du gluten ». Quant à la partie où il affirme que le gluten tapisse et colle à notre intestin, « c’est une image certes spectaculaire mais sans fondement », balaye-t-elle.

La principale évolution du blé date d’il y a… 8000 ans

Historique, l’évolution du blé est ancienne et principalement naturelle. « A ma connaissance, cette céréale a d’abord été diploïde (2 chromosomes A) puis tétraploïde (2 chromosomes A et 2B) puis hexaploïde (introduction du chromosome D). Ce dernier, qui est cultivé aujourd’hui, a émergé au moment de la domestication du blé il y 8000 ans! Rien de très nouveau, sauf à l’échelle de l’évolution », souligne-t-elle. Une étude publiée en décembre 2015 dans le journal Cereal Chemistry va même plus loin. « Le blé canadien d’aujourd’hui est similaire à celui qui poussait déjà en 1860 », expliquent les chercheurs de l’université de Saskatchewan, qui ont étudié la composition nutritionnelle du blé moderne et celui cultivé au Canada il y a plus d’un siècle.

Les scientifiques s’attachent également à démonter les croyances selon lesquelles les variétés modernes de blé sont à l’origine de l’augmentation de l’intolérance au gluten. « Ceux qui prétendent que la composition du grain -dont le gluten- a été fondamentalement altérée par l’industrie agroalimentaire » se trompent, rapportent les scientifiques. D’ailleurs, « il n’y a tout simplement pas de lien entre les évolutions du blé et l’augmentation de la teneur en gluten et les pathologies qui y sont liées », soulignait déjà le chercheur américain Donald D. Kasarda, dans une étude également publiée dans le Journal of Agricultural and Food Chemistry, en 2013.

Jérôme Enjalbert et Isabelle Goldringer, spécialistes en génétique végétale et chercheurs à l’Inra, interrogés par L’Express, sont plus prudents. « Depuis cinquante ans, les variétés ont été sélectionnées sur des paramètres technologiques qui caractérisent l’extensibilité de la pâte et sa ‘machinabilité' », note Isabelle Goldringer. « On ne peut nier l’évolution de la qualité des glutens et des autres composants du blé dans les variétés modernes », lié à l’industrialisation de la boulangerie et et sa mécanisation, confirme Jérôme Enjalbert. « Les (rares) boulangers qui pétrissent encore à la main utilisent effectivement des variétés anciennes plutôt que des variétés modernes qui demandent trop d’énergie pour un travail manuel. Mais aucun lien n’a été fait actuellement avec des intolérances alimentaires », précise-t-il. Gilles Charmet, le directeur de recherche en génétique du blé à l’Inra, ne dit pas autre chose. « La taille des molécules de gluten est plus grande car on a beaucoup sélectionné pour la valeur boulangère. On peut penser en effet que ces molécules sont plus difficiles à digérer mais ça n’a pas été vérifié. »

L’hypersensibilité au gluten ne concerne pas « 30% de la population »

Ce lien, non prouvé, est pourtant largement dénoncé dans la vidéo de Mouton Lucide. Il y fait aussi l’amalgame entre maladie coeliaque -aussi appelée intolérance au gluten- qui provoque notamment des diarrhées chroniques et qui touche « 0,5 à 1% de la population occidentale », l’allergie au blé -responsable d’urticaire ou d’oedèmes et qui concerne « 0,1% de la population » et ce que certains appellent la « sensibilité au gluten » ou « l’hypersensibilité non coeliaque ».

Dans la description, l’auteur de la vidéo précise qu’il y aurait « un bon tiers de la population française » qui serait « sensible au gluten sans forcément développer la maladie coeliaque ». Un chiffre sorti tout droit d’un chapeau. D’abord parce que les scientifiques manquent de données globales sur cette fameuse « hypersensibilité » et ne se risquent pas à avancer des chiffres définitifs. Gilles Charmet confirme d’ailleurs à L’Express que des programmes de recherche ont été lancés pour combler ces doutes, « car on ne peut plus négliger cette inquiétude sociétale ». Ensuite, les quelques études publiées -notamment celle de l’unité de gastro-entérologie de l’université de l’Aquila- évoquent des chiffres plus modestes, autour de 6%.

Capture d'écran du compte Twitter de Mouton Lucide, qui affirme vouloir "faire prendre conscience de certains faits tabous ou/et méconnus de notre société et de raviver la raison dans le but de contribuer à l'émancipation, à l'évolution des consciences et lutter contre les préjugés et les mauvaises intuitions.

Capture d’écran du compte Twitter de Mouton Lucide, qui affirme vouloir « faire prendre conscience de certains faits tabous ou/et méconnus de notre société et de raviver la raison dans le but de contribuer à l’émancipation, à l’évolution des consciences et lutter contre les préjugés et les mauvaises intuitions.

Twitter/@MoutonLucide

« Il faut rester prudent. Il n’est pas complètement exclu qu’il existe pour certains une hypersensibilité à des composés du blé dont on ne comprend pas encore le mécanisme d’action », avance Nadine Cerf Bensussan. « La réalité précise de la sensibilité au gluten non coeliaque -un auto-diagnostic fréquent- reste difficile à cerner du fait de l’absence de critères biologiques objectifs, notamment parce que les symptômes sont peu spécifiques. Le rôle précis du gluten reste incertain et le rôle d’autres molécules dans la survenue des troubles digestifs attribués au gluten n’est pas exclu », ajoute-t-elle.

« Le pain contient du gluten, c’est sa protéine, mais il contient aussi des fibres et des hydrates de carbone, des amidons… Certaines personnes ont du mal à digérer non pas le gluten, mais plutôt l’ensemble des autres constituants », souligne de son côté le Docteur Olivier Coudron, médecin nutritionniste responsable des formations « Alimentation santé et micro nutrition » à la faculté de médecine de Dijon, interrogé par Enquête de Santé, sur France 5 (à partir de 20min). « En supprimant le pain », ils vont penser avoir identifié une allergie au gluten, « mais ils se trompent », conclut-il. « La prévalence de l’intolérance non céliaque au gluten est très difficile à établir car c’est une définition ‘par défaut’. Les symptômes des patients s’améliorent quand ils évitent le gluten… Mais aussi d’autres choses », abonde Gilles Charmet,

Effet de mode et placebo

L’effet de mode, mais aussi un effet placebo sur le régime sans gluten, sont d’autres pistes à prendre en compte. « Faire attention à son alimentation stimule certainement ces effets de notre cerveau sur notre santé », note Jérôme Enjalbert. Ce qui pourrait par exemple expliquer les résultats d’une étude italienne, selon laquelle 86% des patients qui se plaignaient de « symptômes en lien avec le gluten » n’ont ni allergies, ni maladie coeliaque, ni même d’hypersensibilité. Les chercheurs concluaient que « l’autodiagnostic [des patients, NDLR] de symptômes en rapport avec le gluten » indique rarement une hypersensibilité non coeliaque.

Ironie du sort, les régimes sans gluten sont non seulement généralement plus chers qu’un régime normal, mais ils ne sont pas forcément meilleurs pour la santé. Pire, mal appliqués ou mal suivis, ils pourraient même être mauvais. Car supprimer le gluten sans avis médical n’a pas d’intérêt et revient à exclure de nombreux aliments, notamment des produits céréaliers, dont l’intérêt nutritionnel est indéniable par leurs apports en fibres, glucides complexes et vitamines. Une chose est sûre, le business sans gluten, a lui un bel avenir devant lui.