L’aventure du tournage de The Revenant fut unique. Pour réaliser son film, Alejandro González Iñárritu a immergé ses acteurs et son équipe dans des conditions extrêmes. Entre galères et rumeurs, récit épique d’un projet hors norme.
« C’était la rumeur de trop: Leonardo DiCaprio violé par un ours. Pour la productrice, Mary Parent, The Revenant n’a pas seulement été un tournage difficile et mystérieux, il a également déclenché une avalanche de démentis. Dernier en date: ce buzz sur l’ours agressif et déchaîné, twitté 25 millions de fois en sept heures. « Pour quiconque voit la scène de l’attaque, c’est complètement absurde. Heureusement qu’Alejandro prend ça avec le sourire! Mais il paraît qu’il vaut mieux ce type de rumeur, plutôt qu’un film dont personne ne parle. »
Cela fait plus de cinq ans que le cinéaste vit et respire The Revenant. Tout juste sorti de Biutiful, plongée âpre et poétique dans l’esprit d’un homme atteint d’un cancer, Iñárritu se laisse séduire par le roman de Michael Punke (Presses de la Cité), l’histoire d’un homme blessé qui tente de survivre en milieu hostile, dans les grandes plaines américaines. « C’est justement cette notion de survie qui m’a attiré. Les gens doivent se battre tous les jours contre la maladie, la mort de leurs proches, la ruine, le chômage… L’endurance et la résilience de l’esprit humain m’ont toujours ému. » Soit. Mais dès le départ, le cinéaste pose une condition: tourner en décors naturels.
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Le projet s’avère pourtant plus compliqué que prévu à mettre sur pied. Pour patienter, New Regency et Iñárritu décident de se lancer dans Birdman. « Nous avons passé cinq ans à chercher des paysages et des conditions météo assez dures pour figurer le grand Ouest Américain de 1823. Il était impossible de trouver un décor authentique aux États-Unis. Les seuls lieux un peu préservés se trouvent dans des parcs nationaux. » Impossible d’y tourner.
L’arrivée de Leonardo DiCaprio – et ses 25 millions $ de cachet – permet de voir plus grand et de placer le film dans la catégorie A+++: « Je connaissais cette histoire, qui tournait depuis un moment dans les studios, confiait le comédien au site Grantland. Alejandro y a ajouté une dimension spirituelle. Il a eu l’idée de donner à Glass [le héros] un enfant de sang-mêlé. Ce n’est pas un film de vengeance traditionnel. » DiCaprio donne son accord de principe et part tourner Le loup de Wall Street où, entre les prises, il se documente sur la vie des trappeurs.
Une expérience totale
En septembre 2014, juste après avoir ouvert la Mostra de Venise avec Birdman, Iñárritu s’envole pour le Canada. Les premiers flocons de neige commencent à tomber. Le cinéaste met en place un camp d’entraînement pour que chacun s’aguerrisse à la vie des hommes des Rocheuses. Il faut manier les fusils à silex, apprendre dépecer les castors et à lancer des tomahawks. « Je voulais que l’aventure de l’équipe transpire sur le film, explique Iñárritu. Il fallait faire vivre aux spectateurs une émotion sensorielle à 360 degrés. »
Le tournage débute le 29 septembre 2014 avec la scène d’ouverture: une bataille homérique entre les trappeurs et les Indiens. « On a d’abord passé deux semaines à répéter la scène, explique Will Poulter, l’un des acteurs. C’était une véritable chorégraphie. On devait être très précis dans nos mouvements, car on tournait en plan séquence avec des optiques grand-angle, et tout devait être synchrone. »
Emmanuel Lubezki, surnommé « Chivo », génial directeur de la photographie oscarisé pour Gravity et Birdman, pose une autre condition: pas d’éclairages artificiels. « Chivo est un maître dans son travail, explique le réalisateur. Grâce à la lumière naturelle, on peut entendre les plantes, la nature et même Dieu! La beauté parle d’elle-même. J’ai voulu que le film ressemble à une peinture sonore. Avec Chivo, on aime bien se lancer des défis. »
On ne saurait en effet faire plus risqué « Oui, je pense qu’on a créé notre propre enfer, ironise Emmanuel ‘Chivo’ Lubezki. Je voulais plonger le spectateur dans la nature. » Le problème, c’est que les journées sont courtes en hiver. Et que la lumière interdit parfois de tourner une seconde prise. L’équipe bataille contre le quotidien: ici, les longues heures de route entre l’hôtel et le plateau, là, le temps de maquillage de Leonardo DiCaprio, qui pouvait aller jusqu’à 6 heures à cause de ces cicatrices. Le temps est compliqué à gérer. L’ambiance sur le tournage est très tendue, car personne n’a le droit à l’erreur.
Et puis, il y a le froid. Bien plus dur que prévu. Le thermomètre se met à descendre très bas. Le blizzard s’invite à la fête. Il fait parfois – 30°. Le gel vient ronger les vêtements humides. Les doigts sont meurtris. Les paupières ont du mal à s’ouvrir. Fin novembre, une tempête de neige colossale secoue la région et force l’équipe à s’arrêter. Le tournage vire à l’enfer.
C’est à ce moment-là que la productrice Mary Parent, habituée des tournages épiques – celui de Noé, par exemple -, est appelée à la rescousse. Car le film commence à alimenter les conversations à Hollywood. De grand film ambitieux, The Revenant se transforme en film qui déraille. Chivo se souvient d’une attaque qui l’a particulièrement touchée: « Je ne sais pas d’où est venue la rumeur selon laquelle on ne tournait qu’à l’heure magique, ce bref moment où le ciel est doré, après le lever du soleil ou avant le coucher, mais, ce genre de fausse information nous a fait passer pour des fous. »
Vents contraires
Sur le plateau, une galère succède à un problème. Le chinook, ce vent sec et chaud des Rocheuses, fait fondre la neige. « On a tout essayé pour s’en sortir, se souvient Mary Parent. On a fabriqué de la neige avec des canons récupérés des stations de ski mais il s’est mis à faire trop doux pour les canons. Alors, on est allé pelleter de la neige de l’altitude, mais elle n’a pas tenu. » « On peut dire qu’on a vu les conséquences du réchauffement climatique de nos propres yeux », lance le réalisateur. « Je n’avais qu’une peur, ajoute la productrice, c’est que les ours sortent d’hibernation plus tôt que prévu. »
Début avril, il faut se rendre à l’évidence: aucune scène de neige ne peut être filmée au Canada. « On a arrêté le tournage en catastrophe, et le studio nous a soutenu », explique Mary Parent. Les quatre Oscars de Birdman n’y sont sans doute pas pour rien. Pendant qu’Iñárritu s’enferme dans la salle de montage, une équipe part chercher de la neige en juillet!
La Fox décide alors de lancer la bande-annonce en plein été. Un véritable succès: elle est téléchargée 7 millions de fois en 36 heures. Mais la rumeur enfle toujours. Elle explose lorsque The Hollywood Reporter publie une enquête à charge contre le film, titrée « Un véritable enfer. » Des témoignages anonymes viennent confirmer le désastre: le réalisateur ne sait pas ce qu’il veut, les conditions de sécurité ne sont pas réunies, un figurant a été traîné nu… Iñárritu laisse faire.
L’équipe se déplace en Terre de feu, au bout du bout de l’Argentine – c’est l’hiver en juillet. Coût d’une semaine de tournage supplémentaire: 50 millions $, faisant passer le budget film à 135 millions $. « Ushuaïa, c’était le bout du monde, pointe Mary Parent, mais c’était l’endroit parfait pour l’affrontement final entre Glass et Fitzgerald. »
De son côté, DiCaprio, soucieux d’être au plus près de la vérité du personnage, joue la carte de l’acteur impliqué à fond. Essaye-t-il d’attirer l’attention des votants pour les Oscars avec des déclarations sensationnalistes? Toujours est-il que ses « J’ai souffert d’hypothermie », « J’ai dormi dans une carcasse d’animal », « J’ai mangé du foie de bison cru », font les gros titres des journaux. Ces déclarations se trouvent parfois (légèrement) remises en question: « Leo avait tout de même 2000 $ de sous-vêtements sur le dos.
Je ne pense pas qu’il ait eu aussi froid qu’un trappeur au XIXe siècle », a expliqué Steve Golin, l’un des producteurs. Les rumeurs sur un cinéaste perfectionniste, rendu fou par son Oscar, et qui fait souffrir ses acteurs, sont relayées pour tenter d’assombrir encore davantage le tableau. « Il n’y a pas eu un seul jour facile, note Iñárritu. Mais ce film restera l’expérience artistique la plus enrichissante de ma vie. J’ai besoin d’avoir peur. » Iñárritu a pour modèles Andrei Roublev, de Tarkovski, Aguirre, la colère de Dieu, d’Herzog et Apocalypse Now, de Coppola. Des aventures épiques qui furent aussi des tournages dantesques. Il a été servi.
Aujourd’hui, ce type de films épiques et romanesques, aux budgets colossaux, est en voie de disparition. La tendance est aux franchises et aux sagas. Hollywood rechigne à prendre des risques. Les nouvelles technologies, habituellement dévolues à la science-fiction, sont mises au service du réalisme le plus poussé.
Mine de rien, The Revenant sera un test. Un échec, et les films tournés bien au chaud en studio, avec fond vert, machine à café et fauteuil de star, vont continuer à être le modèle courant et faire la pluie et le beau temps. Un succès, et ce type de grande fresque pourrait prendre un coup de chaud et se faire une place au soleil. Question de météo, encore.
The Revenant, d’Alejandro G. Iñárritu, avec Tom Hardy, Leonardo DiCaprio, Will Poulter… Sortie: 24 février