Lundi, les lves retournaient en classe pour la premire fois depuis les attentats de Paris. Ce moment, particulirement compliqu pour les enseignants, devait tre l’occasion de rpondre aux questions des lves. Lorsqu’elle arrive devant sa classe, notre contributrice et professeur d’histoire-go, s’est retrouve face un mur. » quoi a sert d’en parler? Ce qui est fait est fait. »
Lundi matin, trois jours après les attentats, je n’ai pas vu mes élèves. Dans le cadre de ma première année d’enseignement, je suivais une journée de formation autour du thème « Comment enseigner l’histoire de l’Église médiévale au collège et au lycée? » En voyant ce titre s’afficher sur le diaporama un peu flou que l’intervenant avait projeté au tableau, je fus saisie d’effroi. Quelques semaines auparavant, je me souvenais m’être dit « Quelle belle et bonne question! » Mais ce lundi 16 novembre, celle-ci n’avait plus de sens.
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Comme nous tous dans cette salle, l’intervenant était embarrassé. Alors nous avons mis de côté la réforme grégorienne et l’abbaye de Cluny pour réfléchir ensemble aux différentes manières d’aborder les événements de vendredi avec nos élèves le lendemain.
« Je pensais trouver des élèves bouleversés »
En tant que nouveaux enseignants, nous sommes souvent tiraillés entre le désir de nous singulariser, de brandir nos propres manières de faire et les injonctions de nos formateurs qui nous incitent parfois à reproduire leurs gestes et leurs propos. Ce lundi, j’avais conscience que le cours du lendemain serait unique et inédit. Aucune méthode, aucune recette ne pourrait suffire. Et si moi-même, je ne savais pas encore ce que j’allais dire, je savais en revanche quelle impression je ne voulais pas laisser: celle d’avoir délivré un discours impersonnel et sans âme, celle d’avoir offert une séance formatée, imposante et contraignante. Surtout, je voulais être maître de moi-même. Je voulais que mon émotion s’efface, qu’elle s’estompe, qu’elle cède le pas, après quelques phrases d’introduction, à la cohérence et l’explication.
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Mardi matin, en arrivant dans mon lycée de la banlieue parisienne, situé en zone d’éducation prioritaire, j’étais dans le même état d’anxiété que le jour de la rentrée. En montant les escaliers et en apercevant les premiers élèves de ma classe de Première, j’entendais mon coeur battre à tout rompre. Des dizaines de fois depuis samedi, je m’étais imaginée ce moment. Je pensais alors que mes élèves seraient aussi bouleversés que moi. Contrairement au mois de janvier, les meurtriers avaient tiré aveuglément, sans considération de profession, de religion et de convictions. J’attendais donc qu’une forme de communion se produise.
« Pourquoi être choqué? »
« Je ne me vois pas reprendre le cours où je l’ai laissé sans que l’on partage ensemble un moment de discussion après ce qu’il s’est passé vendredi soir », leur lançai-je, la voix mal assurée, en guise d’introduction. « Nous sommes tous bouleversés, traumatisés, j’aimerais vous entendre, vous devez vous poser des questions. » Les premières réactions, comme un poignard: « À quoi ça sert d’en parler? Ce qui est fait est fait », « C’est tabou non? », « Vous avez l’air ému, c’est gênant. » Quelques ricanements dispersés suivirent dans la classe. À ce moment-là, le dispositif s’inversa: je n’étais plus leur enseignante inaccessible, perchée sur son estrade, j’étais celle qui avait été touchée, dans son quartier.
Manifestement, mes élèves n’avaient pas envie de parler. Lorsqu’ils prenaient la parole, c’était pour mettre en avant ce qu’ils savaient, ce qu’ils avaient entendu dire sur l’utilisation d’armes françaises en Syrie, sur Abou Bakr al-Baghdadi, ancien prisonnier de l’armée américaine qui entre en résistance. La discussion était un prétexte pour ceux qui avaient entendu une théorie originale ou un détail un peu étonnant. Ils avaient la possibilité de prouver à leurs camarades qu’ils en savaient plus. Et enfin cette question: « Pourquoi est-ce qu’on est choqué par ce qu’il se passe en France, alors qu’il se passe des choses bien pires ailleurs? » Je n’ai pas su répondre à cette question, je séchai, je balbutiai: « Tu as raison, c’est injuste, mais là, c’est nous, c’est toi, c’est moi. » Je me sentais incapable de rebondir sur la dimension symbolique des attentats.
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« Le sentiment d’avoir manqué à mon devoir »
Une mission incombe aux enseignants : transmettre le savoir et fournir des explications. Alors, j’ai fait appel à l’histoire, forcément. Le califat auquel se réfèrent les djihadistes fait écho au califat abbasside que je connais bien, grâce au programme des concours de l’an dernier. Je puisai dans ce qu’on m’avait appris il y a tout juste quelques mois: le maintien, grâce à la jizya (impôt pour les non-musulmans, ndlr), d’une forme de concorde entre les pratiquants des religions du Livre au sein du monde arabo-musulman, l’absence de tout mouvement de conversion forcée, l’importance des interactions et des transferts de savoirs depuis l’Orient vers l’Occident. Un texte de Condorcet sur l’infinie tolérance de la religion musulmane me revint à l’esprit. Je ne sais toujours pas vraiment ce que j’ai essayé de faire. Déconstruire des fantasmes? Dire mon attachement à cette histoire et à cette culture de l’Islam dans cette salle où une majorité d’élèves sont musulmans?
Après avoir présenté cette explication, mon explication, j’eus envie de les entendre. Mais aucune main ne se leva. Ah si, là, au fond: « Mais on est dans une troisième guerre mondiale? » Je me souvins alors de leur principale question au début de l’année: « Est-ce qu’on va étudier la guerre cette année? » Cette soi-disant « guerre », indistincte, était au centre de leurs fantasmes. Il restait et il reste encore beaucoup à dire.
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De cette séance, je suis sortie désarçonnée, désarmée, sans voix. J’avais le sentiment terrible d’avoir manqué à mon devoir. Le lendemain, un élève m’adressa un e-mail se terminant ainsi :
« Votre état mardi m’a beaucoup touché et je souhaite vous présenter mes sincères condoléances dans le cas où vous auriez perdu un être cher durant les faits vendredi. »
Peut-être mon désarroi fut-il la manière la plus directe et la plus sincère de mettre en lumière la gravité de la situation.